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Quirin Dubief, le misanthrope de Saulxures-sur-Moselotte

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Les Rochers de ZĂ©feu : Quirin, dit le Cuisinier et son troupeau (excursion), Mme EugĂšne Joly (Saulxures-sur-Moselotte), entre 1898 et 1903.

Entendant parler d’un personnage retournĂ© Ă  l’état primitif dans les montagnes vosgiennes depuis 38 ans, le correspondant Ă  Remiremont du Petit Journal rendait visite Ă  un vieillard Ă  l’hospice de Saulxures‑sur‑Moselotte le jour de la Toussaint 1902. Le vieil homme de 73 ans lui racontait toute son histoire, quelque peu enjolivĂ©e, qui paraissant le 5 novembre dans les colonnes du quotidien parisien1.

L’Horreur est humaine

Quirin Dubief est nĂ© le 16 septembre 1829 Ă  Saulxures‑sur‑Moselotte dans la ferme de son grand-pĂšre maternel Quirin Antoine au Rupt‑de‑BĂąmont (un Ă©cart de la commune), ce qui lui vaut d’ĂȘtre prĂ©nommĂ© ainsi par sa mĂšre. Ses parents, Jean François Dubief, surnommĂ© « le Cuisinier Â», et Anne‑Marie Antoine, Ă©taient des cultivateurs assez aisĂ©s. Quirin est envoyĂ© Ă  l’école communale de la Toussaint au mois de mars oĂč il apprend un peu Ă  lire en plus de quelques notions de gĂ©ographie. Le reste de l’annĂ©e est consacrĂ© aux travaux agricoles. Mais son enfance n’est pas aussi heureuse qu’on puisse le croire. La mortalitĂ© infantile emporte sa petite sƓur Marie‑Louise qui n’a que quelques mois en 1837 puis son petit frĂšre Claude en 1847. Qui plus est, son pĂšre François est violent avec sa mĂšre, ce qui provoque leur sĂ©paration au printemps 1867. En consĂ©quence, le neveu de sa mĂšre Anne‑Marie, Antoine Pierrat, riche propriĂ©taire, lui offre de la loger gratuitement dans une ferme qu’il n’utilise guĂšre au Pré‑de‑l’Envers. Toutefois, Anne‑Marie est devenue impotente et doit rester le plus souvent alitĂ©e. Heureusement, elle reçoit les aumĂŽnes du voisinage et son ancien mari, probablement honteux de ses actions passĂ©es, lui apporte toujours du pain et des lĂ©gumes tous les deux ou trois jours. MalgrĂ© tout, Antoine apprend qu’elle est tombĂ©e malade et dĂ©cide de la loger chez lui au Rupt‑de‑BĂąmont pour la soigner en juillet 1867. Le 29, d’accord avec ses quatre enfants, le brave neveu part vers 16h00 accompagnĂ© de son fidĂšle roquet noir pour ramener sa parente. Il arrive probablement au Pré‑de‑l’Envers entre 17h00 et 18h00. Inquiets de ne pas revoir leur pĂšre accompagnĂ© de leur grand-tante, les enfants Pierrat partent Ă  leur tour vers 19h00. En entrant dans ladite ferme, ils retrouvent leur pĂšre au milieu de la cuisine, face contre terre dans une mare de sang, dĂ©pouillĂ© de ses vĂȘtements, sa canne toujours en main. Il avait Ă©tĂ© frappĂ© de cinq coups de pioche. Anne-Marie Antoine, quant Ă  elle, avait Ă©tĂ© Ă©gorgĂ©e dans son lit. Le sang coulait jusque sur ses sabots. Quirin finit par apprendre l’assassinat de sa pauvre mĂšre et d’Antoine Pierrat, qu’il considĂ©rait comme un pĂšre. Fou de chagrin, Quirin s’est enfui dans la montagne et s’est rĂ©fugiĂ© dans l’anfractuositĂ© d’un rocher prĂšs du Haut‑du‑Roc Ă  plus de 1000 mĂštres d’altitude. Il souhaitait dĂ©sormais vivre loin des hommes et de leur violence pour toujours.

Un Coin des Roches Renard et le Cuisinier dĂ©jeunant sur l’herbe, M. (photographe), Adolphe Weick (Saint-DiĂ©), entre 1906 et 1911.

Du cĂŽtĂ© de la Justice, l’enquĂȘte se tourne d’abord, bien Ă©videmment, vers son pĂšre François Dubief, mais celui-ci possĂšde un alibi solide. Le 25 juillet 1868, presque un an aprĂšs le double homicide, la gendarmerie arrĂȘte Prix NoĂ«l2, surnommĂ© « FutrĂ© Â», un journalier et domestique de culture saulxuron illettrĂ© rĂ©putĂ© pour ĂȘtre violent (il avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© condamnĂ© en 1859 pour « coups volontaires et injures Â»). De plus, NoĂ«l avait dĂ©veloppĂ© une importante rancune contre Pierrat qu’il considĂ©rait comme l’auteur de son renvoi de la scierie Mataillet Ă  BĂąmont3. Si deux prĂ©cĂ©dentes perquisitions le 30 juillet puis Ă  nouveau en dĂ©cembre 1867 n’ont pas Ă©tĂ© suffisantes pour justifier l’arrestation du sieur NoĂ«l, l’accusation par sa propre Ă©pouse entendue par des tĂ©moins Ă  ravivĂ© les soupçons des magistrats. Suite Ă  une dispute, Madame NoĂ«l aurait dĂ©clarĂ© Ă  son mari : « Tu veux donc faire de moi comme tu as fait d’Antoine Pierrat Â». Il passe devant la Cour d’assises de Remiremont le 4 dĂ©cembre 1868. En dĂ©pit de la dĂ©fense de son avocat, MaĂźtre Maud’heux, qui soutient que les preuves sont insuffisantes4, NoĂ«l est reconnu coupable avec circonstances attĂ©nuantes5. La peine s’élĂšve Ă  20 ans de travaux forcĂ©s6. Il est d’abord envoyĂ© au bagne de Toulon en 1869 puis en Nouvelle‑CalĂ©donie en 18717. Il dĂ©cĂšde le 22 juillet 1890 au bagne.

Le Misanthrope (1867-1902)

Suite Ă  ce drame affreux, Quirin construit une hutte au ZĂ©feut (773 mĂštres d’altitude) sur un pĂątis communal. En 1892, il acquiert enfin le terrain sur lequel il a « bĂąti Â». Il reprĂ©sente 29 ares et 33 centiares et lui coĂ»te 35 centimes de contribution fonciĂšre annuelle, somme qu’il ne paiera jamais malgrĂ© les nombreux avertissements de l’Administration apportĂ©s par le facteur. Son habitation est trĂšs rudimentaire : il empile quelques pierres plates, fixe des planches de bois, ramasse des tuiles çà et lĂ  et bouche les ouvertures avec du foin et de la mousse.

Quirin dit le Cuisinier et sa hutte (Excursion), Mme EugĂšne Joly (Saulxures-sur-Moselotte), Albert Bergeret & Cie (Nancy), entre 1898 et 1903.
Le Cuisinier – But de Promenade, Gustave Grosjean (Saulxures-sur-Moselotte), Albert Bergeret & Cie (Nancy), entre 1898 et 1903.

Mais dĂ©crivons un peu le personnage. La barbe et les cheveux en bataille, il n’est vĂȘtu que d’un vieux pantalon, d’une peau de chĂšvre en guise de manteau, d’une Ă©charpe et d’un large bonnet. Il ne s’adresse aux visiteurs qu’en patois, ce qui renforce le pittoresque de l’ermite. Son quotidien, bien que simple, est rude. L’Alceste vosgien Ă©lĂšve des chĂšvres et des moutons qu’il fait paĂźtre Ă  la TĂȘte‑des‑Renards, aux Roches du ZĂ©feut et mĂȘme jusqu’à Cornimont. Il tond ses moutons une fois l’an. Il leur parle affectueusement, comme Ă  des enfants. Il se nourrit exclusivement de pommes de terre, de lait de chĂšvre, de noisettes et de baies sauvages. L’Heure, il la connaĂźt grĂące Ă  un cadran solaire rudimentaire qu’il a construit lui‑mĂȘme avec trois morceaux de bois. MĂȘme lors des plus rudes hivers, il ne quitte jamais son modeste abri. Parfois, de fortes chutes de neige l’obligent Ă  rester enfermĂ© jusqu’au retour des beaux jours. Pour tout divertissement, il ne possĂšde qu’une vieille Ă©dition de l’Imitation de JĂ©sus‑Christ. Du reste, il mĂšne une vie en solitaire. D’abord, il cesse de voir son pĂšre qui dĂ©cĂ©dera seul Ă  l’hospice le jour de la veillĂ©e de NoĂ«l 1889. En outre, il semble oublier le reste de sa famille, notamment ses cousins.

Quirin Dubiez, dit le Cuisinier, conduisant une de ses chÚvres, M. (photographe), Adolphe Weick (Saint-Dié), entre 1906 et 1907.

Seuls deux petits garçons lui tiennent compagnie de temps en temps comme le prouvent quelques cartes postales du dĂ©but du XXe siĂšcle. Assez vite, on le connaĂźt sous le nom de « l’Homme des Bois Â» ou bien plus souvent comme « le Cuisinier Â», surnom hĂ©ritĂ© de son pĂšre. Sa cahute pittoresque devient une attraction pour touristes, une belle Ă©tape de randonnĂ©e popularisĂ©e par les pionniers de la photographie dans nos montagnes. On peut citer un mystĂ©rieux « M. Â» travaillant pour Adolphe Weick de Saint‑DiĂ©, Clarisse Maurice, une libraire de la Grand-Rue de Saulxures Ă©ditant sous le nom de « Mme EugĂšne Joly  Â», et Gustave Grosjean, receveur‑buraliste et Ă©diteur de BĂąmont.

Quirin Dubiez, dit le Cuisinier, surveillant les travaux de ses deux petits compagnons, Adolphe Weick (Saint-Dié), entre 1906 et 1907.

Les Vieux Jours (1902-1911)

En janvier 1902, Quirin tombe gravement malade et souffre de violentes fiĂšvres. DĂ©couvert ainsi dans sa hutte par un montagnard, il est amenĂ© Ă  l’hospice GĂ©hin de Saulxures. Mais dĂšs qu’il retrouve un peu de force, il retourne dans la montagne pour veiller sur ses bĂȘtes. Finalement, les soignants sont obligĂ©s de placer le petit troupeau dans un enclos prĂšs de l’hospice pour empĂȘcher Quirin de s’enfuir. Pour s’occuper, l’ancien se promĂšne dans le village. Sans que l’on sache vraiment pourquoi, il refuse d’entrer dans l’église Saint‑Prix. Lorsqu’on lui demande la raison, il rĂ©torque que l’édifice est trop « sale Â». Étrange venant d’un homme qui a passĂ© prĂšs de 40 ans dans les bois toujours habillĂ© des mĂȘmes vĂȘtements. Il se contentait de s’agenouiller sous le portail d’entrĂ©e pour prier. Par ailleurs, Dubief n’a rien d’un mendiant. Il refuse systĂ©matiquement l’argent et l’alcool et, si l’on arrive Ă  lui faire accepter un prĂ©sent, il ne peut s’empĂȘcher de donner quelque chose en Ă©change. Ainsi, lorsque le correspondant du Petit Journal lui fait accepter une boĂźte d’allumettes en 1902, Dubief bourre ses poches de noisettes et insiste pour que le journaliste partage son petit repas. NĂ©anmoins, la vie Ă  l’hospice, situĂ© en pleine Grand-Rue, ne lui convient pas. Son ancien quotidien lui manque et il retourne bien vite sur sa colline. Le recensement de 1906 indique qu’il est Ă  nouveau prĂ©sent au Rupt‑de‑BĂąmont comme « gardeur de chĂšvres Â». Cependant, au soir du 19 juillet 1908, alors qu’il a 78 ans, il Ă©parpille des brindilles et du foin autour de son fourneau pour les faire sĂ©cher. Aux alentours d’une heure du matin, il est rĂ©veillĂ© par une impressionnante lueur venant de derriĂšre le four. Il se leva et tenta de combattre l’incendie en jetant dessus des seaux d’eau et du foin mouillĂ©. Plusieurs voisins lui vinrent en aide Ă©galement, mais la fournaise prit bientĂŽt des proportions irrĂ©pressibles. La cabane fut dĂ©truite, une chĂšvre et son chevreau succombĂšrent aux flammes et les maigres Ă©conomies de « l’Homme des bois Â» avaient disparu au petit matin8. DĂ©sormais, il ne lui restait plus rien. Le recensement de 1911 indique qu’il est Ă  nouveau pensionnaire de l’hospice de Saulxures9. Pourtant, il s’est bien Ă©teint le 19 mars 1911 dans sa « cahute-abri » en partie reconstruite, comme le dĂ©clare son acte de dĂ©cĂšs, Ă  l’ñge honorable de 81 ans. Il laisse comme seuls hĂ©ritiers quatre cousins germains.

Le Cuisinier et son habitation Ă  773 m d’altitude, but de promenade, Gustave Grosjean (Saulxures-sur-Moselotte), entre 1904 et 1906.
Le Cuisinier dans sa propriété, Adolphe Weick (Saint-Dié), entre 1908 et 1909.
Maison de Quirin Dubief (dit le Cuisinier), M. (photographe), Adolphe Weick (Saint-Dié), entre 1904 et 1906.

Pour terminer, le correspondant du Petit Journal lui demandait s’il Ă©tait satisfait de la vie qu’il avait menĂ©. Ce misanthrope original lui rĂ©pondait en souriant : « Je suis plus heureux qu’un prĂ©fet, et ce n’est pas peu dire
 Â».

Le Cuisinier et ses amis, Adolphe Weick (Saint-Dié), entre 1908 et 1909.

Notes

  1. « L’Histoire d’un Misanthrope », in Le Petit Journal, 5 novembre 1902, p. 6. ↩
  2. « Audiences des 3 et 4 dĂ©cembre », in Le Courrier des Vosges, 5 dĂ©cembre 1868, p. 2. ↩
  3. Registre d’arrĂȘts de la Cour d’assises, 1867-1868, 2 U 115 (Arch. dĂ©p. des Vosges). ↩
  4. « Vosges », in L’EspĂ©rance : courrier de Nancy, 13 dĂ©cembre 1868, p. 3. ↩
  5. « Cour d’assises des Vosges », in Le Courrier des Vosges, 8 dĂ©cembre 1868, p. 2‑3. ↩
  6. Registre d’arrĂȘts et de comptes rendus sommaires de la Cour d’assises, 1866-mars 1882, 2 U 89 (Arch. dĂ©p. des Vosges). ↩
  7. Dossier individuel de bagne de Prix NoĂ«l, FR ANOM COL H 526 (Arch. nat. d’Outre‑mer). ↩
  8. « Incendie Ă  Saulxures », in L’Est rĂ©publicain, 24 juillet 1908, p. 3. ↩
  9. Recensement de population de Saulxures-sur-Moselotte, 1911, 6 M 1026-110445 (Arch. dĂ©p. des Vosges). ↩

Par Vincent GÉHIN

Archiviste et doctorant en histoire contemporaine, spĂ©cialiste de la reprĂ©sentation de la guerre dans l’imagerie populaire des XIXe et XXe siĂšcles.

4 réponses sur « Quirin Dubief, le misanthrope de Saulxures-sur-Moselotte »

Merci ! C’est superbe et bien documentĂ©. Juste Ă  la phrase : « MĂȘme lors des plus rudes hivers, il ne quitte jamais son modeste abri. Parfois, de fortes chutes de neige l’obligent Ă  rester enfermer jusqu’au retour des beaux jours. Pour tout divertissement, il ne possĂšde qu’une vieille Ă©dition de l’Imitation de JĂ©sus‑Christ.  »
écrire « enfermé ».

Merci pour ce beau rĂ©cit qui met Ă  l’honneur un vosgien dont on n’entendra jamais parler dans les livres d’histoire. A nous de les faire vivre. Je suis en train d’Ă©laborer une monographie familiale pour que mes enfants connaissent leurs racines vosgiennes …

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