Entendant parler dâun personnage retournĂ© Ă lâĂ©tat primitif dans les montagnes vosgiennes depuis 38 ans, le correspondant Ă Remiremont du Petit Journal rendait visite Ă un vieillard Ă lâhospice de SaulxuresâsurâMoselotte le jour de la Toussaint 1902. Le vieil homme de 73 ans lui racontait toute son histoire, quelque peu enjolivĂ©e, qui paraissant le 5 novembre dans les colonnes du quotidien parisien1.
L’Horreur est humaine
Quirin Dubief est nĂ© le 16 septembre 1829 Ă SaulxuresâsurâMoselotte dans la ferme de son grand-pĂšre maternel Quirin Antoine au RuptâdeâBĂąmont (un Ă©cart de la commune), ce qui lui vaut dâĂȘtre prĂ©nommĂ© ainsi par sa mĂšre. Ses parents, Jean François Dubief, surnommĂ© « le Cuisinier », et AnneâMarie Antoine, Ă©taient des cultivateurs assez aisĂ©s. Quirin est envoyĂ© Ă lâĂ©cole communale de la Toussaint au mois de mars oĂč il apprend un peu Ă lire en plus de quelques notions de gĂ©ographie. Le reste de lâannĂ©e est consacrĂ© aux travaux agricoles. Mais son enfance nâest pas aussi heureuse quâon puisse le croire. La mortalitĂ© infantile emporte sa petite sĆur MarieâLouise qui nâa que quelques mois en 1837 puis son petit frĂšre Claude en 1847. Qui plus est, son pĂšre François est violent avec sa mĂšre, ce qui provoque leur sĂ©paration au printemps 1867. En consĂ©quence, le neveu de sa mĂšre AnneâMarie, Antoine Pierrat, riche propriĂ©taire, lui offre de la loger gratuitement dans une ferme quâil nâutilise guĂšre au PrĂ©âdeâlâEnvers. Toutefois, AnneâMarie est devenue impotente et doit rester le plus souvent alitĂ©e. Heureusement, elle reçoit les aumĂŽnes du voisinage et son ancien mari, probablement honteux de ses actions passĂ©es, lui apporte toujours du pain et des lĂ©gumes tous les deux ou trois jours. MalgrĂ© tout, Antoine apprend quâelle est tombĂ©e malade et dĂ©cide de la loger chez lui au RuptâdeâBĂąmont pour la soigner en juillet 1867. Le 29, dâaccord avec ses quatre enfants, le brave neveu part vers 16h00 accompagnĂ© de son fidĂšle roquet noir pour ramener sa parente. Il arrive probablement au PrĂ©âdeâlâEnvers entre 17h00 et 18h00. Inquiets de ne pas revoir leur pĂšre accompagnĂ© de leur grand-tante, les enfants Pierrat partent Ă leur tour vers 19h00. En entrant dans ladite ferme, ils retrouvent leur pĂšre au milieu de la cuisine, face contre terre dans une mare de sang, dĂ©pouillĂ© de ses vĂȘtements, sa canne toujours en main. Il avait Ă©tĂ© frappĂ© de cinq coups de pioche. Anne-Marie Antoine, quant Ă elle, avait Ă©tĂ© Ă©gorgĂ©e dans son lit. Le sang coulait jusque sur ses sabots. Quirin finit par apprendre lâassassinat de sa pauvre mĂšre et dâAntoine Pierrat, quâil considĂ©rait comme un pĂšre. Fou de chagrin, Quirin sâest enfui dans la montagne et sâest rĂ©fugiĂ© dans lâanfractuositĂ© dâun rocher prĂšs du HautâduâRoc Ă plus de 1000 mĂštres dâaltitude. Il souhaitait dĂ©sormais vivre loin des hommes et de leur violence pour toujours.
Du cĂŽtĂ© de la Justice, lâenquĂȘte se tourne dâabord, bien Ă©videmment, vers son pĂšre François Dubief, mais celui-ci possĂšde un alibi solide. Le 25 juillet 1868, presque un an aprĂšs le double homicide, la gendarmerie arrĂȘte Prix NoĂ«l2, surnommĂ© « FutrĂ© », un journalier et domestique de culture saulxuron illettrĂ© rĂ©putĂ© pour ĂȘtre violent (il avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© condamnĂ© en 1859 pour « coups volontaires et injures »). De plus, NoĂ«l avait dĂ©veloppĂ© une importante rancune contre Pierrat quâil considĂ©rait comme lâauteur de son renvoi de la scierie Mataillet Ă BĂąmont3. Si deux prĂ©cĂ©dentes perquisitions le 30 juillet puis Ă nouveau en dĂ©cembre 1867 nâont pas Ă©tĂ© suffisantes pour justifier lâarrestation du sieur NoĂ«l, lâaccusation par sa propre Ă©pouse entendue par des tĂ©moins Ă ravivĂ© les soupçons des magistrats. Suite Ă une dispute, Madame NoĂ«l aurait dĂ©clarĂ© Ă son mari : « Tu veux donc faire de moi comme tu as fait dâAntoine Pierrat ». Il passe devant la Cour dâassises de Remiremont le 4 dĂ©cembre 1868. En dĂ©pit de la dĂ©fense de son avocat, MaĂźtre Maudâheux, qui soutient que les preuves sont insuffisantes4, NoĂ«l est reconnu coupable avec circonstances attĂ©nuantes5. La peine sâĂ©lĂšve Ă 20 ans de travaux forcĂ©s6. Il est dâabord envoyĂ© au bagne de Toulon en 1869 puis en NouvelleâCalĂ©donie en 18717. Il dĂ©cĂšde le 22 juillet 1890 au bagne.
Le Misanthrope (1867-1902)
Suite Ă ce drame affreux, Quirin construit une hutte au ZĂ©feut (773 mĂštres dâaltitude) sur un pĂątis communal. En 1892, il acquiert enfin le terrain sur lequel il a « bĂąti ». Il reprĂ©sente 29 ares et 33 centiares et lui coĂ»te 35 centimes de contribution fonciĂšre annuelle, somme quâil ne paiera jamais malgrĂ© les nombreux avertissements de lâAdministration apportĂ©s par le facteur. Son habitation est trĂšs rudimentaire : il empile quelques pierres plates, fixe des planches de bois, ramasse des tuiles çà et lĂ et bouche les ouvertures avec du foin et de la mousse.
Mais dĂ©crivons un peu le personnage. La barbe et les cheveux en bataille, il nâest vĂȘtu que dâun vieux pantalon, dâune peau de chĂšvre en guise de manteau, dâune Ă©charpe et dâun large bonnet. Il ne sâadresse aux visiteurs quâen patois, ce qui renforce le pittoresque de lâermite. Son quotidien, bien que simple, est rude. LâAlceste vosgien Ă©lĂšve des chĂšvres et des moutons quâil fait paĂźtre Ă la TĂȘteâdesâRenards, aux Roches du ZĂ©feut et mĂȘme jusquâĂ Cornimont. Il tond ses moutons une fois lâan. Il leur parle affectueusement, comme Ă des enfants. Il se nourrit exclusivement de pommes de terre, de lait de chĂšvre, de noisettes et de baies sauvages. LâHeure, il la connaĂźt grĂące Ă un cadran solaire rudimentaire quâil a construit luiâmĂȘme avec trois morceaux de bois. MĂȘme lors des plus rudes hivers, il ne quitte jamais son modeste abri. Parfois, de fortes chutes de neige lâobligent Ă rester enfermĂ© jusquâau retour des beaux jours. Pour tout divertissement, il ne possĂšde quâune vieille Ă©dition de lâImitation de JĂ©susâChrist. Du reste, il mĂšne une vie en solitaire. Dâabord, il cesse de voir son pĂšre qui dĂ©cĂ©dera seul Ă lâhospice le jour de la veillĂ©e de NoĂ«l 1889. En outre, il semble oublier le reste de sa famille, notamment ses cousins.
Seuls deux petits garçons lui tiennent compagnie de temps en temps comme le prouvent quelques cartes postales du dĂ©but du XXe siĂšcle. Assez vite, on le connaĂźt sous le nom de « lâHomme des Bois » ou bien plus souvent comme « le Cuisinier », surnom hĂ©ritĂ© de son pĂšre. Sa cahute pittoresque devient une attraction pour touristes, une belle Ă©tape de randonnĂ©e popularisĂ©e par les pionniers de la photographie dans nos montagnes. On peut citer un mystĂ©rieux « M. » travaillant pour Adolphe Weick de SaintâDiĂ©, Clarisse Maurice, une libraire de la Grand-Rue de Saulxures Ă©ditant sous le nom de « Mme EugĂšne Joly⯠», et Gustave Grosjean, receveurâburaliste et Ă©diteur de BĂąmont.
Les Vieux Jours (1902-1911)
En janvier 1902, Quirin tombe gravement malade et souffre de violentes fiĂšvres. DĂ©couvert ainsi dans sa hutte par un montagnard, il est amenĂ© Ă lâhospice GĂ©hin de Saulxures. Mais dĂšs quâil retrouve un peu de force, il retourne dans la montagne pour veiller sur ses bĂȘtes. Finalement, les soignants sont obligĂ©s de placer le petit troupeau dans un enclos prĂšs de lâhospice pour empĂȘcher Quirin de sâenfuir. Pour sâoccuper, lâancien se promĂšne dans le village. Sans que lâon sache vraiment pourquoi, il refuse dâentrer dans lâĂ©glise SaintâPrix. Lorsquâon lui demande la raison, il rĂ©torque que lâĂ©difice est trop « sale ». Ătrange venant dâun homme qui a passĂ© prĂšs de 40 ans dans les bois toujours habillĂ© des mĂȘmes vĂȘtements. Il se contentait de sâagenouiller sous le portail dâentrĂ©e pour prier. Par ailleurs, Dubief nâa rien dâun mendiant. Il refuse systĂ©matiquement lâargent et lâalcool et, si lâon arrive Ă lui faire accepter un prĂ©sent, il ne peut sâempĂȘcher de donner quelque chose en Ă©change. Ainsi, lorsque le correspondant du Petit Journal lui fait accepter une boĂźte dâallumettes en 1902, Dubief bourre ses poches de noisettes et insiste pour que le journaliste partage son petit repas. NĂ©anmoins, la vie Ă lâhospice, situĂ© en pleine Grand-Rue, ne lui convient pas. Son ancien quotidien lui manque et il retourne bien vite sur sa colline. Le recensement de 1906 indique quâil est Ă nouveau prĂ©sent au RuptâdeâBĂąmont comme « gardeur de chĂšvres ». Cependant, au soir du 19 juillet 1908, alors quâil a 78 ans, il Ă©parpille des brindilles et du foin autour de son fourneau pour les faire sĂ©cher. Aux alentours dâune heure du matin, il est rĂ©veillĂ© par une impressionnante lueur venant de derriĂšre le four. Il se leva et tenta de combattre lâincendie en jetant dessus des seaux dâeau et du foin mouillĂ©. Plusieurs voisins lui vinrent en aide Ă©galement, mais la fournaise prit bientĂŽt des proportions irrĂ©pressibles. La cabane fut dĂ©truite, une chĂšvre et son chevreau succombĂšrent aux flammes et les maigres Ă©conomies de « lâHomme des bois » avaient disparu au petit matin8. DĂ©sormais, il ne lui restait plus rien. Le recensement de 1911 indique quâil est Ă nouveau pensionnaire de lâhospice de Saulxures9. Pourtant, il sâest bien Ă©teint le 19 mars 1911 dans sa « cahute-abri » en partie reconstruite, comme le dĂ©clare son acte de dĂ©cĂšs, Ă lâĂąge honorable de 81 ans. Il laisse comme seuls hĂ©ritiers quatre cousins germains.
Pour terminer, le correspondant du Petit Journal lui demandait sâil Ă©tait satisfait de la vie qu’il avait menĂ©. Ce misanthrope original lui rĂ©pondait en souriant : « Je suis plus heureux quâun prĂ©fet, et ce nâest pas peu dire⊠».
Notes
- « LâHistoire dâun Misanthrope », in Le Petit Journal, 5 novembre 1902, p. 6. â©ïž
- « Audiences des 3 et 4 dĂ©cembre », in Le Courrier des Vosges, 5 dĂ©cembre 1868, p. 2. â©ïž
- Registre dâarrĂȘts de la Cour dâassises, 1867-1868, 2 U 115 (Arch. dĂ©p. des Vosges). â©ïž
- « Vosges », in LâEspĂ©rance : courrier de Nancy, 13 dĂ©cembre 1868, p. 3. â©ïž
- « Cour dâassises des Vosges », in Le Courrier des Vosges, 8 dĂ©cembre 1868, p. 2â3. â©ïž
- Registre dâarrĂȘts et de comptes rendus sommaires de la Cour dâassises, 1866-mars 1882, 2 U 89 (Arch. dĂ©p. des Vosges). â©ïž
- Dossier individuel de bagne de Prix NoĂ«l, FR ANOM COL H 526 (Arch. nat. dâOutreâmer). â©ïž
- « Incendie Ă Saulxures », in LâEst rĂ©publicain, 24 juillet 1908, p. 3. â©ïž
- Recensement de population de Saulxures-sur-Moselotte, 1911, 6 M 1026-110445 (Arch. dĂ©p. des Vosges). â©ïž
4 réponses sur « Quirin Dubief, le misanthrope de Saulxures-sur-Moselotte »
Merci ! C’est superbe et bien documentĂ©. Juste Ă la phrase : « MĂȘme lors des plus rudes hivers, il ne quitte jamais son modeste abri. Parfois, de fortes chutes de neige lâobligent Ă rester enfermer jusquâau retour des beaux jours. Pour tout divertissement, il ne possĂšde quâune vieille Ă©dition de lâImitation de JĂ©susâChrist.  »
écrire « enfermé ».
Merci ! Celle-ci est passĂ©e Ă l’As ! C’est corrigĂ© đ
Merci pour ce beau rĂ©cit qui met Ă l’honneur un vosgien dont on n’entendra jamais parler dans les livres d’histoire. A nous de les faire vivre. Je suis en train d’Ă©laborer une monographie familiale pour que mes enfants connaissent leurs racines vosgiennes …
Merci beaucoup pour votre message et bonnes recherches.