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Histoire Histoires d'illustres inconnu(e)s

L’homme des Présidents

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Il est des légendes familiales auxquelles il est difficile d’accorder du crédit : le grand-oncle de ma grand-mère, Nicolas, aurait été garde du corps d’un Président de la République ! Je me souviens encore avoir levé un sourcil en écoutant ma grand-mère me conter cette légende. Je ne voyais pas bien comment un fils de paysan du Haut-du-Tôt, né au beau milieu du XIXe siècle, aurait pu accéder à un poste comme celui-ci. Mais ma grand-mère semblait sûre d’elle, se souvenant même de lui comme d’un vrai pacha aux grands airs de parisien.

Pour ma part, je ne me faisais guère d’illusions et, après tout, cette fable était relativement facile à démonter pour l’archiviste que je suis. Il suffisait de retrouver quelques documents, une fiche matricule et une poignée d’actes d’état civil pour briser une légende familiale et retrouver aussitôt un peu de vraisemblance… Mais voilà, sur ce coup, tout ne s’est pas passé comme je l’imaginais.


Nicolas Toussaint est l’oncle de Maria Toussaint (mon arrière-grand-mère). Il est né le 24 décembre 1857 au Haut-du-Tôt, petit village situé sur un plateau entre Gérardmer et Vagney. Nicolas a trois sœurs aînées et un petit frère, Joseph Émile (le père de Maria). On ne connaît pas grand-chose de la jeunesse de cette famille, si ce n’est que le père s’est donné la mort en 1864 à l’âge de 40 ans. Frappé d’aliénation mentale et alcoolique, il s’est tranché la gorge avec une lame de rasoir avant de mourir dans les bras de sa femme.

Le Courrier des Vosges, 11 août 1864.

Deux de ses sœurs aînées décèdent également relativement tôt : Marie Eugénie à seulement 26 ans et Marie Louise à 38 ans. Sa mère, Césarine, se remarie en 1868 avec Eloi Laheurte. Elle mourra en pleine guerre mondiale, en 1916, à l’âge de 86 ans.

À l’âge de vingt ans, alors qu’il se destine naturellement à la paysannerie seul véritable métier envisageable sur le plateau du Haut-du-Tôt , Nicolas hérite d’un mauvais numéro au tirage au sort et doit s’engager dans les rangs de l’armée pour une durée de 5 ans : une éternité. Il part donc dans le Nord de la France, à Avesnelles, grossir les rangs du 84e régiment d’infanterie. Il semble y trouver là une véritable vocation, car il choisit de rempiler pour 5 années supplémentaires. En 1883, il rencontre l’amour et épouse Laure Philomène Denizet le 1er décembre. De cette union naîtront 6 enfants :

  • Jeanne, née le 1er juin 1885 ;
  • Germaine, née le 6 janvier 1888 ;
  • Camille, né le 15 juin 1889 ;
  • Léonie, née le 1er octobre 1893 ;
  • Olga, née le 4 janvier 1898 ;
  • et René Henri, né le 24 février 1904.

En 1887, il signe à nouveau pour la même durée tandis que le bataillon auquel il appartient est intégré au 145e régiment d’infanterie. Le 1er mai 1891 son régiment est responsable de la tragique fusillade de Fourmies. 9 jeunes filles et jeunes garçons participant à une manifestation et une grève en faveur de la journée de 8 heures sont tués par la troupe.

L’Intransigeant illustré, 14 mai 1891. Gallica.bnf.fr

Nicolas connaît une carrière militaire remarquable : il atteint, en 1887, le grade d’adjudant (sous-officier) et pour couronner ces 14 années de service exemplaires, il est décoré de la Médaille militaire le 30 décembre 1892.

L’Ami du Peuple, 5 février 1893.

Après cette très belle carrière militaire, Nicolas se retire un temps à Sapois. Mais il n’y reste pas longtemps. Profitant d’une disposition réservée aux sous-officiers de l’armée, l’adjudant Toussaint est muté à la Préfecture de police Paris avec le grade d’inspecteur à partir du 1er juillet 1895. Un tout petit plus d’un an plus tard (le 10 septembre 1896), celui qu’on nomme désormais l’inspecteur Toussaint, intègre la toute nouvelle brigade de l’Élysée chargée de la protection particulière du chef de l’État (Mamy ne racontait donc pas de bêtises !).

Dans la brigade spéciale

Ils sont 14 au sein de cette brigade, nommés sans concours, ils forment une troupe bien singulière. Comment Nicolas a-t-il réussi à accéder à cette position si sensible ? Est-ce ses qualités physiques ? Sa fine gâchette ? Pour l’heure, je n’en sais absolument rien.

Où est Nicolas ?

À l’instar de la célèbre série d’albums pour enfants « Où est Charly », j’ai joué au « Où est Nicolas ». Le but du jeu est simple : retrouver le visage de Nicolas sur les photographies officielles des Présidents de la République ; difficulté supplémentaire : Nicolas ne porte pas de maillot rayé rouge et blanc.

Pour me représenter l’homme, je n’avais que quelques photographies, dont une, où il est assez âgé. La première série de photographies, prises sous le mandat du Président Fallières, pointe Nicolas d’une croix bleue. Ces documents m’ont été transmis par Philippe Collé, cousin de ma grand-mère et passionné comme moi de l’histoire familiale. Une autre photographie, appartenant à ma grand-mère, montre Nicolas au Haut-du-Tôt, revenant de la chasse, de profil, un lapin à la main, le fusil en bandoulière.

Sur Gallica, le site de la Bibliothèque nationale de France, de nombreuses photographies de presse et quelques albums donnent à voir les visites officielles des Présidents. Dès lors, il ne reste plus qu’à observer finement le visage des individus autour du Président et y retrouver les attributs de Nicolas : une certaine stature, un regard sombre et un nez massif surmontant une moustache imposante. La chasse fut bonne, même inespérée en réalité. Jugez plutôt cette petite sélection (j’ai réussi à retrouver une vingtaine de clichés) :

1903. [Recueil. Visite de Victor-Emmanuel III, roi d’Italie, à Paris]. Gallica.bnf.fr
1900-1903. [Recueil. Cérémonies et voyages officiels du président Émile Loubet], vue 16. Gallica.bnf.fr
1906. [Visite du président Fallières au salon de l’automobile] : [photographie de presse] / [Agence Rol]. Gallica.bnf.fr
1907. Marly, 20 9bre 1907, [de g. à d.] Arago, Ruau, [Berteaux], Clémenceau, Chapuis, Fallières (et Nicolas Toussaint !!) : [photographie de presse] / [Agence Rol]. Gallica.bnf.fr
1911. [M. Fallières en visite officielle] : [photographie de presse] / [Agence Rol]. Gallica.bnf.fr
1911. Obsèques [des victimes du cuirassé] « Liberté » [Toulon, le 3 octobre 1911, le président Fallières sort de la préfecture maritime pour se rendre sur la place d’Armes] : [photographie de presse] / [Agence Rol]. Gallica.bnf.fr
1913-1914. Voyages présidentiels [de Raymond Poincaré]. Réception des souverains à Paris. Gallica.bnf.fr

La carrière de Nicolas aux côtés des Présidents de la République commence sous le mandat de Félix Faure, puis viennent les mandats de Émile Loubet, Armand Fallières et Raymond Poincaré. Nicolas aura côtoyé les présidents de la République pendant plus de 23 ans, dans l’ombre, écartant la foule, sécurisant le passage, surveillant les badauds, attentif, prêt à bondir sur un nouveau Santi Caserio. Car la tâche confiée à cette brigade spéciale est, en effet, loin d’être anecdotique. En 1894, Santi Caserio était guillotiné pour avoir poignardé le président Sadi Carnot lors d’une visite officielle dans les rues de Lyon. À la fin du XIXe siècle, la menace anarchiste est en effet considérable ; les attentats sont réguliers et la France fait face à ce que l’historien Jean Maitron désigne comme une « épidémie terroriste »1.

Étiquette. Coll part. Collé.

L’affaire Mattis

Condamné à œuvrer dans l’ombre, Nicolas Toussaint voit malgré tout son rôle être mis en lumière une fois, le 25 décembre 1908. Ce jour-là, Armand Fallières effectue sa promenade habituelle, accompagné par sa garde rapprochée et par deux proches (le secrétaire général de la Présidence Ramondou, et le chef du protocole, le lieutenant-colonel Lasson). Arrivant aux abords de la place de l’Étoile, un homme se précipite sur le Président et essaye de le saisir au cou. Aussitôt, Nicolas Toussaint, se tenant en arrière du Président, vient à son secours et empoigne l’agresseur. Bref moment de gloire, Nicolas Toussaint se retrouve en première page du Petit Parisien illustré.

Le Petit Parisien illustré, 10 janvier 1909. Gallica.bnf.fr

Jean Mattis, l’auteur de l’agression, est un Camelot du Roi, membre de l’Action française. Il est condamné à 4 ans de prison par le tribunal correctionnel de la Seine.

Autre fait d’armes (et pas des moindres), en octobre 1909, lors d’une cérémonie à Marmande, Nicolas aurait maîtrisé un cheval apeuré par des roulements de tambour ! Quel homme, ce Nicolas !

Le Journal, 4 octobre 1909. Gallica.bnf.fr

Le Mutualiste

En parallèle de son rôle auprès du Président, Nicolas Toussaint fonde en 1906 une société de secours mutuels pour les Médaillés militaires : l’Association nationale des décorés de la Médaille militaire. Le but de l’association est de subvenir aux frais de funérailles et d’allouer des secours aux ascendants, aux veufs, veuves ou orphelins des membres2. L’association fusionne quelques années plus tard avec une autre association similaire et prend comme nom : Les Médaillés militaires. Cette qualité est d’ailleurs rappelée sur sa plaque funéraire, au cimetière du Haut-du-Tôt.

Plaque en hommage à Nicolas Toussaint au cimetière du Haut-du-Tôt. Cliché S. REMY (2024).
Diplôme d’honneur de la société nationale des Médaillés militaires. Coll. part. Collé.

Retour aux sources

Nicolas Toussaint prend sa retraite en 1919 et revient au Haut-du-Tôt deux ans plus tard avec son épouse. Son frère Émile, marchand de bois, lui revend une ferme au Grisard (lieu-dit au Haut-du-Tôt) en échange de sa part dans la succession de leur mère. Son épouse, Philomène Denizet, décède le 30 janvier 1926, puis jusqu’en 1943, Nicolas vit seul dans sa ferme. Il s’éteint le 25 août 1943 à l’hôpital de Remiremont où il y était hospitalisé depuis quelques temps3.

Les 6 enfants de Nicolas ne reviendront que de manière épisodique au Haut-du-Tôt.

Jeanne mariera un chef de bureau de Préfecture de Police, puis un médecin, elle aura deux enfants. Olga épousera un peintre : Henri-Alexis Schaeffer. D’après la page qui lui est consacrée sur l’encyclopédie libre, nous apprenons qu’Olga était, elle aussi, artiste. Malheureusement, toutes mes recherches pour retrouver un bout de son œuvre sont demeurées vaines. Léonie (dite Hélène) devient institutrice et s’éprend d’un réfugié politique géorgien : David Charachidzé. De cette union naîtront deux enfants ; Georges Charachidzé l’aîné, viendra quelquefois aux Haut-du-Tôt, sur la terre de son grand-père maternel. Décédé en 2010, cet éminent spécialiste des langues caucasiennes laisse une colossale œuvre scientifique.

Nicolas Toussaint est parti de la montagne vosgienne à vingt ans pour son service militaire, il n’y reviendra que bien des années plus tard, auréolé d’une carrière invraisemblable pour un orphelin de père, élevé par une mère paysanne. De tels destins sont excessivement rares à cette époque. Son choix d’un retour aux sources sur la deuxième partie de sa vie montre à quel point il était attaché à son identité de montagnard vosgien.

  1. Maitron Jean, Le mouvement anarchiste en France, Paris, Gallimard, 1975, t. 1, p. 212. ↩︎
  2. Recueil des actes administratifs de la Préfecture du département de la Seine, 1er avril 1907. Voir en ligne sur Gallica.bnf.fr ↩︎
  3. Arch. dép. Vosges, 1677 W 204, déclaration de succession de Nicolas Toussaint, 6 avril 1944, n° 150. ↩︎

Par Simon REMY

Archiviste, spécialiste de l'histoire du tourisme et du sport dans les Vosges.

6 réponses sur « L’homme des Présidents »

Belle histoire et belles découvertes……
Bonne continuation pour la suite…

Marie José BOULANGER

Ma grand mère nous racontait toujours cette histoire de garde du corps, et on voyait en permanence cette fameuse photo de retour de chasse au mur de la salle à manger. Autant dire qu’il était dur d’y croire, pour nous Nicolas tuait du lapin et avait résidé « Chez Nicolas » (où nous passions nos étés entre cousins).
Grâce a votre travail je peux enfin clore l’une des nombreuses énigmes familiales autour du Haut-du-Tôt, et savoir que je suis à quatre degrés de séparation de Clemenceau! Épique.
Merci!

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