Évoquer le secours en montagne dans les Vosges peut sembler surprenant. En effet, ce massif ne possède pas de sommets effrayants où seuls quelques alpinistes chevronnés oseraient s’aventurer. Aucune histoire de secours insensés n’a marqué l’histoire du massif. Au contraire, les plus hauts sommets sont facilement accessibles et sur les chaumes arrondies, le danger semble bien lointain. Pourtant, quand l’hiver se fait rude et les jours plus courts, un habituel voyage en Alsace de l’autre côté de la crête, peut très vite tourner au drame.
Xavier Thiriat, le poète de la vallée de Cleurie met en garde les voyageurs dans son guide touristique Les Montagnes des Vosges. Dès la fin de l’automne les hautes chaumes deviennent inhospitalières et dangereuses :
Ă€ la Saint-Michel (29 septembre), les derniers troupeaux quittent les chaumes. Ă€ cette Ă©poque, bien souvent, l’automne a dĂ©jĂ ramenĂ© sur ces hauteurs les brumes et les premières neiges. Au lieu du mugissement des vaches, du tintement des clochettes et des gaies chansons des pasteurs, on n’entend plus que le vent plaintif, qui balance les tiges des hautes herbes, et le croassement lointain de quelques corbeaux, qui semblent entonner un hymne de dĂ©solation sur les tourmentes de la nature. Les chaumes, alors, ne sont plus frĂ©quentĂ©es que par quelques contrebandiers qui Ă©vitent les sentiers connus, et par les douaniers des deux nations, en tournĂ©es de service. BientĂ´t ces montagnes sont ensevelies sous une Ă©paisse couche de neige dans laquelle plus d’un voyageur a trouvĂ© la mort. Il se passe peu d’hivers sans qu’on ait Ă dĂ©plorer une ou plusieurs de ces catastrophes, qui jettent dans le deuil les familles, et dans un douloureux Ă©moi les habitants du pays. (Xavier Thiriat, Les montagnes des Vosges, GĂ©rardmer et ses environs)
Voir aussi : Une levée de cadavre en montagne
Un peu plus tard, Victor Lalevée, illustre historien originaire de la Haute-Meurthe, dans son ouvrage Au Pays des Marcaires, consacre à ces tragédies récurrentes un chapitre intitulé « Morts dans les neiges ». L’érudit à la barbe grise broussailleuse énumère une série de drames où il décrit « la fringale » qui frappe les voyageurs :
Tous ceux qui ont accompli de longues marches dans la neige ont éprouvé la terrible « fringale » qui terrasse soudainement le voyageur harassé de fatigue, le couche sans force sur le sol glacé. S’il est seul, s’il n’a pas pris la précaution de se munir de quelques gouttes de cordial et d’un quignon de pain, s’il cède au besoin irrésistible de sommeil qui le prend, c’est un homme perdu. La congestion le tuera à coup sûr !
Au Pays des Marcaires de Victor Lalevée est disponible gratuitement sur le site internet de l’association La Costelle.
Témoins de ces malheurs, quelques stèles marquent encore le paysage des crêtes. Au Tanet, une stèle cachée sous un arbre est encore visible. La Croix Marchal entretient le souvenir de deux enfants du Valtin, Catherine et Jean-Baptiste Marchal, morts de froid au retour de la foire à Munster en mars 1844.
Cette histoire a fortement marquĂ© les habitants du Valtin, ces derniers en ont tous conservĂ© un souvenir prĂ©cis. Victor LalevĂ©e a d’ailleurs recueilli le tĂ©moignage d’une contemporaine du drame lui permettant de recomposer le rĂ©cit des Ă©vĂ©nements :
C’Ă©tait le 11 mars 1844, jour de foire Ă Munster. Le soleil, Ă son lever, dorait de ses rayons les cimes des Hautes-Chaumes et semblait prĂ©sager une journĂ©e favorable. Aussi une bonne douzaine de ”VĂŞtinĂ©s” avaient-ils gravi la montagne pour se rendre Ă la foire. Parmi eux, Marie-Catherine Marchal, vingt-et-un ans, et son frère Jean-Baptiste, quatorze ans, les enfants du cabaretier qui tenait auberge au pied de l’escalier du cimetière. Pourquoi l’heure du retour venue, ne retrouvèrent-ils pas leurs compagnons de route ?… Ceux-ci, les ayant attendus longuement, finirent par se mettre en chemin, croyant qu’ils avaient Ă©tĂ© devancĂ©s. Le ciel s’était obscurci. ChassĂ©e par un vent violent subitement dĂ©chaĂ®nĂ©, la neige se mit Ă tomber, Ă©paisse, aveuglante. Le jour baissait quand les deux jeunes gens que les attractions de la foire avaient retenus trop longtemps se trouvèrent Ă©garĂ©s sur la montagne oĂą nulle ”frayĂ©e” ne se distinguait plus. PressĂ©s par la nuit qui vient, ils redoublent le pas, traĂ®nent pĂ©niblement leurs pieds dans la neige, entretenus par l’espoir d’arriver bientĂ´t Ă la chaume de Tanet (habitĂ©e toute l’annĂ©e Ă cette Ă©poque) dont ils ne doivent pas ĂŞtre bien loin. Ils marchent, ils marchent et n’arrivent pas… La nuit est venue, les masses de neige soulevĂ©es par la tourmente ne permettent plus de rien distinguer. Recrus de fatigue et de froid, les voyageurs s’arrĂŞtent ne pouvant aller plus loin… Au Valtin, la nuit tombĂ©e, les parents alarmĂ©s ont couru s’informer chez les autres partants de la foire… Tous sont rentrĂ©s…, ils n’ont pas vu Marie-Catherine et Jean-Baptiste ! Une expĂ©dition s’organise pour les rechercher. Munis de lanternes, les villageois montent Ă Tanet. Sans doute, espère-t-on, les deux enfants, surpris par la tempĂŞte, se sont-ils rĂ©fugiĂ©s Ă la mĂ©tairie ? Espoir déçu !… Avec l’aide des gens de la ferme, on les chercha vainement toute la nuit… toute la journĂ©e du lendemain. La neige qui recouvrait leurs corps ne les rendit qu’un mois après, le 13 avril (1). On les trouva Ă©tendus cĂ´te Ă cĂ´te Ă deux cents mètres de la chaume qui eĂ»t Ă©tĂ© pour eux le salut. DĂ©tail touchant : la jeune fille avait dĂ©vĂŞtu son manteau pour en couvrir son frère, comme si elle voulait, en rĂ©chauffant ses membres engourdis, l’arracher Ă la mort. (Victor LalevĂ©e, Au pays des Marcaires, p. 76-77.)
À Gérardmer, la Croix-Claudé, située non loin de Grouvelin, rappelle également le sort funeste que la montagne et le mauvais temps ont joué à Jean-Claude Clément, 81 ans, ancien marcaire, faisant le voyage au début du printemps 1872 à La Bresse pour assister à l’enterrement d’un parent.
Bien d’autres croix, dont la liste serait trop longue à dresser, jalonnent les sentiers escarpés et rendent hommage à ces accidents causés par l’hiver et la tempête. Mais ce qui ne laisse pas de vestiges sur le bord des chemins c’est la solidarité et l’héroïsme ordinaires des montagnards. Par chance, ces actes de bravoure laissent toutefois quelques traces dans nos montagnes d’archives. En 1831, Louis XVIII instaure les médailles pour actes de courage et de dévouement. Dès lors dans les Préfectures de tout le royaume, maires, juges de paix, sous-préfets et commissaires de police sont missionnés pour instruire ces demandes. Lorsqu’un fait particulièrement courageux est remarqué, le maire du village rédige un rapport et après instruction une gratification ou une médaille sont attribuées. Au sein des dossiers d’attribution des récompenses pour belles actions, conservées dans les archives du cabinet du préfet des Vosges, nous découvrons le rôle joué par certains hommes au service des voyageurs égarés.
Nicolas Grisvard, le garde-baraque de la Jumenterie
Très vite, en 1835, un premier personnage est récompensé pour avoir sauvé des voyageurs égarés dans la montagne. Nicolas Grisvard habite à la Jumenterie, le long de la route départementale n° 11 passant par le col du Ballon d’Alsace et constituant le plus court chemin pour se rendre à Belfort puis les Vosges. La route est empruntée par de nombreux militaires et par toutes sortes de voyageurs. Le maire de Saint-Maurice précise d’emblée que « depuis bien longtemps Nicolas Grisvard […] prodigue, par tous les temps et notamment en hiver, des secours qui surpassent sa fortune de beaucoup ». Aux voyageurs égarés, il ne se contente pas de les recueillir dans sa ferme, il les remet sur pieds et n’hésite pas à les accompagner de l’autre côté de la montagne. Les sauvetages effectués par Grisvard sont si fréquents que le maire constate qu’ils « lui font sacrifier un temps pendant lequel il pourrait pourvoir à la subsistance de sa famille ». Père de six enfants, Grisvard est finalement gratifié de 50 francs.
Deux ans plus tard, le maire de Saint-Maurice-sur-Moselle rédige un nouveau rapport concernant Grisvard. Ce dernier continue de « rendre des services considérables aux voyageurs et aux militaires ». Le maire de Saint-Maurice plaide à nouveau en faveur d’une deuxième gratification « pour l’aider à nourrir sa famille […] ce faisant il aura plus de courage pour continuer ses actes de bienfaisance envers les voyageurs et les militaires qui, sans lui, auraient péri dans cet endroit escarpé ».
Par cette nouvelle gratification de 50 francs, le Préfet des Vosges et le maire de Saint-Maurice-sur-Moselle cherchent non seulement à récompenser l’humanité de Nicolas Grisvard, mais ils l’encouragent à poursuivre son rôle de sauveteur sur cette route importante et fréquentée. En effet à cette époque, personne n’assure la sécurité des voyageurs. Néanmoins, comme on le voit ici, des solidarités se créent et sont même encouragées par l’état qui octroie aux sauveteurs de petites gratifications.
Ces actes de dĂ©vouement Ă©taient ensuite publiĂ©s dans l’Annuaire administratif et statistique des Vosges, donnant ainsi un Ă©cho et une certaine reconnaissance Ă ceux qui y sont honorĂ©s.
Dominique Vannson au col du Taye
En 1841, Dominique Vannson vit au col du Taye (connu aujourd’hui comme le col de Bussang). Estropié après un accident de travail, ne pouvant plus subvenir aux besoins de sa mère, il établit un refuge dans une baraque roulante au sommet de ce col très escarpé et dangereux, mais aussi très fréquenté. Été comme hiver, il distribue de l’eau-de-vie et du vin aux voyageurs surpris par la fringale en échange de quelques aumônes.
Le prĂ©fet, dans une lettre au ministre de l’IntĂ©rieur, narre les exploits attribuĂ©s Ă Vannson :
La rĂ©ponse de Vannson, pleine d’humilitĂ©, est Ă©galement conservĂ©e dans le dossier d’instruction. Vannson se dit très touchĂ© par les honneurs qui lui ont Ă©tĂ© faits, mais il prĂ©fèrerait une gratification pĂ©cuniaire Ă©tant donnĂ© la situation de misère dans laquelle il se trouve :
Monsieur,
Votre attention pour moi, Monsieur Charton, m’a valu une récompense qui fait ma gloire, et je ne cesserai de bénir la main qui s’est employée à me procurer ces honneurs. Néanmoins, dans la situation où je me trouve, une gratification m’aiderait beaucoup à soulager ma vieille mère et mes propres infortunes. Si je vous parle ainsi, Monsieur Charton, c’est que je sais qu’on n’importune pas les âmes charitables en leur demandant des bienfaits et que le charme le plus sensible pour elles est de rendre des services quand toutefois ils ne sont pas impossibles.
Les différents papiers que j’ai envoyés à la Préfecture ne m’ont pas encore été rendus. Je désirerais cependant les avoir entre les mains et si cela pouvait se faire, je vous prierais de me les faire parvenir, car je ne voudrais laisser perdre aucun des titres qui font la noblesse du pauvre solitaire des Vosges.
J’ai l’honneur d’être votre dévoué serviteur
D.V. Dominique Vannson en haut de la cĂ´te de Bussang.
Cette demande reste cependant sans réponse.
Joseph Voinçon, le conteur
Joseph Voinçon habite Ă la Croix-aux-Mines. Ayant lu dans les colonnes de l’Annuaire des Vosges, les histoires de Grisvard et Vannson, il prend la libertĂ© de signaler et raconter dans un style très vivant quelques Ă©pisodes hĂ©roĂŻques dont il est l’acteur principal.
Monsieur le Préfet,
Moi, Voinçon Joseph, manœuvre domicilié au-dessus de La Croix-aux-Mines, je prends la liberté de vous signaler les faits suivants qui me paraissent dignes d’être mis sous les yeux du public par la voie de l’Annuaire des Vosges, tout en vous priant humblement qu’il vous plaise de m’accorder une gratification en récompense de mon dévouement.
Voici ces faits :
1° : Dans le courant de janvier 1844, vers neuf heures du soir, une de mes petites filles, sortie de la maison aperçoit non loin de mon habitation quelque chose se débattre dans la neige et croit entre des cris plaintifs. Cette enfant rentre à la hâte et raconte ce qui l’a frappée. Quoique déjà couché, je m’élance de mon lit, m’habille à la hâte et mettant un mouchoir devant ma figure pour me garantir de la neige qu’un vent violent poussait avec vigueur, je me dirige vers l’endroit indiqué par mon enfant. Arrivé à l’endroit, j’aperçois un bras à la surface de la neige, faisant encore quelques mouvements. Je saisis ce bras et je reconnais alors qu’un homme se trouve enseveli dans la neige, déjà engourdi par le froid. Je le débarrasse, le charge sur mes épaules ; mais à chaque pas que je crois faire, je retombe avec mon fardeau dans la neige, où je suis plus d’une fois en danger de rester enseveli moi-même et d’y perdre la vie. Mes enfants, au nombre de sept, n’étant ni l’un, ni l’autre en état de me porter secours. Enfin après des efforts inouïs, je parviens, exténué de fatigue, à sortir de la neige. J’arrive chez moi et j’y dépose sans connaissance le nommé Charlot Piroty, vitrier à Laveline. Par des soins non interrompus il est ramené heureusement à la vie au bout de trois heures.
2° : Dans le même mois et vers la même heure, les nommés Joseph Melchior et Jean-Baptiste Jacquemin, aussi tous deux de Laveline, pris par la nuit, par un temps de neige et de vent affreux, s’égarent du chemin qui passe devant chez moi et vont s’enfoncer dans un tas de neige d’où ils font de vains efforts pour sortir. Dans leur état de détresse, ils jettent des cris d’alarme qu’un vent impétueux empêche d’arriver jusqu’à moi. Cependant je crois entendre quelque chose, je sors et ne tarde pas à connaître que quelqu’un va périr dans la neige. Je cours à l’endroit d’où partent les cris. Il était temps. Les membres de ces deux hommes commençaient à s’engourdir et quelques instants plus tard ils n’étaient plus !
Après avoir sauvé la vie à ces deux personnes, je leur prodiguai encore mes soins pendant toute la nuit.
3°. Enfin, il y a environ 3 semaines, M. le Maire de Gemaingoutte revenant de Fraize vers sept à huit heures du soir, tombe de faiblesse non loin de mon habitation où il va mourir. Cependant M. le Maire peut encore en tombant pousser quelques cris. Je les entends, je me hâte d’accourir. Déjà M. le Maire avait perdu connaissance. Je ne perds pas un instant, je fais tous mes efforts pour l’emporter jusque chez moi. Des soins prodigués avec empressement le ramènent à la vie après quelques instants. Et M. Toussaint, maire de Gemaingoutte me remerciait avec la plus grande effusion de coeur de lui avoir sauvé la vie qu’il eut perdue infailliblement.
Les faits que j’ai l’honneur de vous signaler, Monsieur le Préfet sont attestés par les quatre personnes si heureusement sauvées dans la même année.
J’aime à croire que vous vous empresserez d’autant plus de me récompenser ma conduite que je suis très indigent, n’ayant absolument que mon travail manuel pour entretenir mes enfants au nombre de sept, encore tous en bas âge.
[Arch. dép. Vosges, 1 M, dossier Joseph Voinçon.]
Sous la Monarchie de Juillet (1830-1848) nous voyons donc se fixer la figure du « sauveteur ». EncouragĂ© et gratifiĂ© par l’État, le sauveteur incarne et promeut la figure du « bon citoyen »1. Au cĹ“ur du massif des Vosges, la mise en lumière de ces figures par l’exĂ©cutif, est peut-ĂŞtre le signe d’une volontĂ© de moraliser les montagnards vosgiens en mettant en avant quelques hĂ©ros exemplaires.
L’histoire du secours en montagne ne s’arrĂŞte pas ici. La fin du XIXe siècle et le dĂ©but du XXe siècle, voient d’autres personnages s’illustrer. Au sommet des Vosges, garde-forestiers et bucherons, Ă©crivent aussi de glorieuses pages de cette histoire. La suite au prochain Ă©pisode.
1Caille Frédéric. Le citoyen secoureur. Secours publics, sauveteurs et secouristes en France à la fin du XIXe siècle. In: Politix, vol. 11, n°44, Quatrième trimestre 1998. Politiques du risque, sous la direction de Cyril Lemieux. pp. 39-50.
Une réponse sur « Le secours en montagne dans les Vosges : au temps des pionniers »
Excellent, comme d’habitude, Meri !