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Le drame du Hohneck, 10 décembre 1901

⏱ Temps de lecture : 7 minutes.

Nous sommes le matin du 10 décembre 1901, dans quelques instants l’horloge va sonner dix heures. Depuis plusieurs jours la neige ne cesse de tomber. Dans sa cabane en bois, Philippe Bernez regrette déjà son orgueil. Tous les gens de la vallée lui avaient pourtant dit que passer l’hiver là-haut était une bien mauvaise idée. Il regrette d’autant plus son arrogance en voyant les regards terrifiés de son épouse et de ses quatre filles. Sans dire un mot, Philippe soulève le rideau de la fenêtre et regarde le ciel, espérant déceler dans la forme des nuages, un signe d’amélioration. En voyant le ciel plus sombre encore, Philippe retourne s’asseoir autour de la table. Le regard d’habitude serein du père de famille ne réussit plus à rassurer ses filles. Soudain un éclair lumineux d’une violence inouïe inonde la pièce. Allongé sur le sol, Philippe ouvre les yeux difficilement. L’odeur âcre de brûlé lui monte instantanément au nez. Les yeux à peine ouverts, il cherche immédiatement du regard sa femme et ses filles. Théodora, son épouse, est allongée sur le sol à ses côtés. Les hurlements de douleurs de ses enfants finissent par arriver à ses oreilles endolories par le bruit assourdissant de la foudre qui vient de frapper. Légèrement brûlé, Philippe se précipite aux côtés de ses filles. Trois d’entre elles sont gravement brûlées. Théodora, dont le visage est noirci par le feu, est toujours allongée. Philippe sait que là où ils vivent, personne ne viendra à leur secours. Au sommet de la montagne, au Hohneck, à 1366 mètres d’altitude, leurs cris se perdront dans le brouillard et la mort viendra inévitablement les saisir un à un. Le salut de la famille n’est plus conditionné qu’à la capacité de Philippe à rallier le col de la Schlucht.

Table d’orientation et chalet Bernez au sommet du Hohneck / Victor Riston. Image conservée chez Image-Est (image-est.fr).

Le temps est toujours aussi épouvantable et le vent aussi fort. Il ouvre la porte de la cabane et prend la direction de la chaume de Montabeu. Le chemin court le long de la crête. Si le profil est descendant, l’épaisseur de neige est telle qu’il lui faut réaliser des efforts surhumains pour progresser. Le trajet fait à peine plus de 3 km, mais Philippe met six heures à le réaliser. Il arrive à la porte de l’Hôtel Defranoux à bout de force.
L’Hôtel n’accueille aucun touriste à cette époque, mais il est néanmoins gardé pour l’hiver par son propriétaire : Zidor Defranoux.

Philippe est immédiatement allongé sur un lit et les premiers soins lui sont donnés. L’établissement étant équipé du téléphone, le 152e régiment d’infanterie dont un bataillon se trouve à Gérardmer est aussitôt prévenu. À la caserne Kléber, 25 soldats et un médecin, choisit parmi les plus solides, sont envoyés sur le champ au secours des filles Bernez restées seules au sommet du Hohneck. La colonne de soldats est emmenée par le sous-lieutenant Joseph-Marie Plumet et par le médecin Jean Noble. Parrallélement un trio parti de La Bresse tente également de rejoindre la cabane. Il s’agit des gendarmes Rochatte et Lepage et du garde-champêtre de la Bresse : Julien Claudel.

Lieutenant Plumet / Mémorial Gen Web, photo d’un contributeur anonyme. Droits réservés.

Au fond du vallon de Retournemer situé au pied du Hohneck, le garde forestier Jean Belloni Parmentier (36 ans) est également prévenu à 2 heures de l’après-midi par le téléphone. Né le 24 novembre 1866 au Ménil-Thillot, ce garde forestier a la réputation d’une forte tête. Après son service militaire dans l’artillerie, il intègre le corps des gardes forestiers. Son premier poste le conduit de l’autre côté de la mer méditerranée, dans la région Oranaise. Le climat du pays ne lui réussit guère, « les fièvres d’Afrique » le clouent au lit et pressent son retour en métropole et dans les Vosges. Après quelques postes dans la région de Moussey, il arrive au vallon de Retournemer le 9 mai 1900 au matin. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’a pas la confiance de ses supérieurs : « Garde absolument limité comme intelligence et d’une insuffisance qui semble incurable – ne convient nullement au poste important de Retournemer – absolument incapable, notamment de soigner l’établissement de pisciculture nouvellement créé. Il y aurait lieu de le nommer d’urgence à un autre poste plus facile. » [Arch. nat. F10/2740]. Son caractère est décrit comme doux et serviable, mais têtu. Cependant, dès la première année à Retournemer, il fait mentir sa hiérarchie qui reconnaît ses qualités et en particulier son rôle dans le succès de l’établissement de pisciculture de Retournemer. C’est donc un brigadier forestier obstiné et revanchard envers ses chefs qui se lance à l’assaut de la montagne. Pour l’aider dans sa mission, il réunit très vite un équipage de 7 bûcherons. Jean-Baptiste et Honoré Guery (29 et 33 ans), Jules Martin, Jules Bernard, Félix Parisse (21 ans), Joseph Georgel (62 ans) et Eugène Cuny (35 ans) se préparent à la hâte. Ils équipent une schlitte, s’arment de haches, de cordages et emportent une bouteille de cordial. Il est 15 heures et demie ; les 8 forestiers entament la montée, la tempête gifle les visages, dans le dos de la colonne la nuit menace déjà. Le chemin des Dames n’est pas excessivement compliqué à la belle saison, mais ce jour-là, c’est une autre histoire : des épaisseurs de neige de plus d’un 1 mètre et demi brise l’élan des courageux. Leur chemin vers le sommet invisible du Hohneck s’étire sur 4 kilomètres pour près de 600 mètres de dénivelé. Après 3 heures d’effort, les bûcherons arrivent enfin aux abords de la cabane. Théodora Bernez est étendue, inconsciente, sur le lit. Les 3 filles sont à moitié nues, les vêtements déchirés, alors que le thermomètre affiche 20 degrés sous zéro. Sans attendre une minute, les bûcherons font du feu et prodiguent le fameux cordial. Parmentier et ses bucherons gardent l’âtre, pansent les blessures. La nuit a tout enveloppé, la neige tombe toujours. Il faut attendre le lever du jour.

Gil Blas, 13 décembre 1901. Gallica.bnf.fr

Pendant ce temps la colonne du Quinze-Deux, partie de Gérardmer dans l’après-midi, ne peut rejoindre le Hohneck. Ils arrivent à la Schlucht au milieu de la nuit. Ils y retrouvent le trio bressaud. Parti à 5 heures et demie du soir de la Bresse, ils ont tenté de rejoindre le Hohneck en pleine tempête au milieu de la nuit. Vers deux heures du matin, les trois hommes sont complètement épuisés. Lepage est pris de vomissements et Julien Claudel, qui a chuté, s’est blessé à la jambe. À moins de deux kilomètres de la cabane, ils décident de se dérouter et de rejoindre le col de la Schlucht.

L’Est Républicain, 13 décembre 1901, p. 2 / Gallica.bnf.fr

Dès le jour levé, 4 hommes du groupe Parmentier rejoignent le col de la Schlucht pour prévenir Philippe que sa famille et belle et bien vivante. À 8 heures du matin, les militaires du 152e régiment tentent une nouvelle fois l’ascension. Ils atteignent la cabane vers 10 heure 45. Lorsque la troupe arrive, le garde Parmentier et ses bûcherons sont sur le point de descendre. Théodora Bernez est installée sur la schlitte et les enfants sont portés par les soldats. Le convoi jusqu’à la Schlucht est pénible dans des épaisseurs de neige considérables. Finalement, tout le monde finit par rejoindre Gérardmer et l’hôpital en début de soirée.

Théodora et ses trois filles sont sauvées. L’exploit des bûcherons, de Jean Belloni Parmentier et des soldats de 152e régiment est célébré dans la presse locale et même nationale. Quelques mois plus tard, L’État et le ministère de l’Intérieur décernent des médailles pour acte de courage et de dévouement à l’ensemble des acteurs de ce sauvetage extraordinaire.

Les années suivantes, Jean Belloni Parmentier continue à faire parler de lui. Un rapport de l’inspecteur Ingold fait état de ses nombreux actes de courage :

Le 9 janvier 1905 le garde des Eaux-et-Forêts Parmentier a contribué à empêcher un militaire du 152e de ligne de déserter en passant la frontière à la Schlucht.

Le 15 janvier ce même préposé était informé vers onze heures du soir qu’un homme à demi-mort de froid et de fatigue se trouvait dans la baraque des douaniers au col des Feignes-sous-Vologne. Parmentier se portait de suite, seul, au secours du malheureux voyageur qu’il parvenait à ramener vers une heure du matin.

Arrêté accordant une gratification de 10 francs aux sauveteurs de la famille Bernez (Arch. dép. Vosges, 1 M en cours de classement).

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Par Simon REMY

Archiviste, spécialiste de l'histoire du tourisme et du sport dans les Vosges.

23 réponses sur « Le drame du Hohneck, 10 décembre 1901 »

C’est avec un réel plaisir que je viens de lire votre reportage sur le drame du Hohneck. Je suis sur que beaucoup de Geromois ne connaissent pas ce fait divers. Merci et bravo.

Épisode très intéressant mais mal connu illustrant la rigueur des hivers en 1900 et le dévouement de nos montagnards Vosgiens !…il y aurait matière à un film

Merci. La vie et le climat étaient beaucoup plus rudes à cette époque mais très belle solidarité face à l’adversité.
Histoire captivante et bien écrite.

j’ai travaillé pendant mes vacances en 1968 et je n’avais jamais entendu parler de cela. Le patron de l’époque s’appelait René BERNEZ (un fils peut-être ?)

Très belle histoire qui montre que le courage, le dévouement et la solidarité étaient de vraies valeurs il y a plus d’un siècle. C’est hélas plus rare aujourd’hui avec l’individualisme grandissant.
Mais il reste encore de belles personnes, fort heureusement

De mon existence, je n’ai connu qu’un seul hiver avec autant de neige, un jour de février 1986. Ce témoignage nous montre que la montagne et sa rigueur hivernale n’ épargne personne.

Témoignage émouvant. Des durs à cuir les Vosgiens. Un vrai scénario de film. De plus le héro est un Guédon, ce qui ne gâche rien.

émouvant récit qui confirme qu’à 1000 m d’altitude dans les Vosges, le climat est égal à 2000 m dans les Alpes.

Récit incroyable et oublié pendant longtemps. Des gens courageux, forestiers et militaires, ont risqué leur vie
pour sauver des personnes certainement imprudentes. Le secteur du Hohneck est venteux au possible et l’on se souvient d’avoir vu des photos des lieux complètement couverts de glace. Bravo et remerciements tardifs à ces sauveteurs aujourd’hui décédés.

Oui ma grand Fernande bernez cassin , a étais bien brûlé part la foudre, et ma grand mère a ouvert la fenêtre pour faire sortir la boule de feu.

Belle histoire vraie montrant le courage des vosgiens de l’époque En serait-il de même de nos jours ? Il faut l’espérer

Incroyable témoignage que je ne connaissais pas, mais c’est là que l’on voit la solidarité d’avant et des hivers très rigoureux, j’ai pourtant connu des  » Bernez « 

Encore prouvé que l’homme seule ne peut se sauver d’un mauvais pas !
Avec de la compassion et ayant même un esprit bourru on arrive à sauver l ‘esprit de société. Et ce miracle dure depuis huit millions d’année !
Je suis vraiment sous l’emprise d’une force de vie incroyable face à ces impondérables de la nature.

Je suis épatée par l’endurance de ces hommes et par leur obstination qui ont permis de sauver cette famille de montagnards. Mon mari, Jean Paul Deybach et moi même faisons actuellement des recherches sur nos ancêtres « les Deybach  » qui ont exploité les chaumes de Schmargult et Breitzousen dans les années 1910 à1962. Nous voulons écrire un livre afin que nos enfants et petits enfants connaissent leurs origines. Peut être que vous pourriez nous aider à retrouver des archives (bails de location avec la commune de La Bresse et acte de vente en 1962 aux parents de mon mari).

Bonjour ! Merci pour votre commentaire. Je vous invite à prendre contact avec les Archives départementales des Vosges (où je travaille) par courriel (vosges-archives[at]vosges.fr). Vous y trouverez assurément de nombreux documents permettant de documenter votre histoire familiale.
Bonnes recherches,
Simon REMY

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