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Ah ! si Gérardmer était exploité par les Suisses !

⏱ Temps de lecture : 15 minutes. Une petite histoire des employés étrangers de l’hôtellerie gérômoise. Comme depuis plusieurs années, depuis que les grands hôtels ont fait leur apparition, le mois de mai voit des dizaines de travailleurs étrangers débarquer en ville. Une valise à la main, ils connaissent le chemin.

⏱ Temps de lecture : 15 minutes.

1895. Comme depuis plusieurs années, depuis que les grands hôtels ont fait leur apparition, le mois de mai voit des dizaines de travailleurs étrangers débarquer en ville. Une valise à la main, ils connaissent le chemin. Le premier arrêt est à la mairie. Ils viennent remplir le registre d’immatriculation. Depuis la loi du 8 août 1893, ces ouvriers étrangers sont obligés de satisfaire à cette formalité. Sur le registre à souche, ils indiquent leur état civil et leur futur lieu de travail pour la saison. Ils viennent occuper les postes saisonniers à l’Hôtel de la Poste, au Grand Hôtel du Lac ou à l’hôtel des Bains. Ils sont Suisses, Italiens, Allemands, Autrichiens et vont travailler durant la « Belle Saison » comme femme de chambre, sommelier, laveur, chasseur, maître d’hôtel ou directeur.

Personnel du Grand Hôtel du Lac en 1913. Image publiée par le Club Cartophile Gérômois dans Annales touristiques, vues inédites en 2011.

Les pages de ces registres d’immatriculation des étrangers nous permettent de découvrir une partie de l’histoire de l’hôtellerie gérômoise rarement évoquée. En contant le développement de l’industrie hôtelière, on a souvent oublié d’évoquer le rôle des employés qui pour la plupart étaient étrangers. Ces derniers ont pourtant joué un rôle décisif dans le développement du tourisme, à Gérardmer comme ailleurs. Ils ont aussi véhiculé des représentations, suscité des inquiétudes et provoqué des mutations profondes dans l’industrie touristique.

Des étrangers dans l’industrie hôtelière

Pendant les premières années du développement de cette industrie, avant l’arrivée du train en 1878, la question ne se posait pas vraiment. Les hôtels étaient tenus par des Vosgiens qui avaient saisi une opportunité. Ils cultivaient leur charme rustique et cela convenait aux premiers touristes. À partir de 1878, le train amène à Gérardmer une clientèle plus riche, plus citadine, plus habituée au luxe et aux stations modernes, de la Côte d’Azur par exemple. Les investisseurs comprennent aussi qu’il y a là une manne financière et l’on voit naître des projets plus en vogue comme le Grand Hôtel du Lac par exemple.

Les investisseurs, soucieux de faire fructifier leur placement, recherchent pour travailler dans ces établissements des professionnels avertis et capables. Ces professionnels, ils ne les trouveront pas dans la population gérômoise alors composée majoritairement de paysans. L’employé d’hôtel idéal parle plusieurs langues, il maîtrise l’univers complexe et codifié de l’étiquette, le service et la bienséance que l’on doit à une clientèle bourgeoise et issue de la noblesse. Pour trouver des travailleurs, il faut donc les chercher ailleurs, et en particulier à l’étranger. Il ne se trouve en effet aucune école hôtelière en France avant 1910. Alors qu’à l’étranger, les formations existent et les pays se sont organisés.

En Suisse d’abord. Le pays bénéficie d’une réputation inégalable en matière d’industrie touristique et hôtelière depuis déjà plusieurs dizaines d’années. La première école suisse existe au moins depuis 1893, à Ouchy puis à Lausanne. Elle est créée par La Société suisse des hôteliers1. La Suisse a même organisé l’émigration des employés de cette industrie en constituant en 1886 l’Union Helvetia. Il s’agit d’une association de salariés de l’hôtellerie et de la restauration qui dispose d’un bureau de placement international et d’une école hôtelière à Lucerne. En 1898, cette organisation compte 1364 membres prêts à partir travailler dans toute l’Europe2.

De côté des Allemands c’est le même constat. Ils parlent mieux les langues étrangères, notamment les Alsaciens qui ont bénéficié d’une double culture. L’enseignement professionnel hôtelier est aussi déjà présent en Allemagne ; au moins depuis 18853, en particulier à l’école de Francfort, une école de commerce spécialisée dans l’enseignement hôtelier, créée par un expatrié français : M. de Lacroix. Les Allemands ont également su s’organiser pour leur émigration en fondant une agence de placement international4 dont le siège est à Leipzig : l’Union Ganymède.

Ces employés étrangers travaillant dans l’hôtellerie s’organisent et fondent des Sociétés de secours mutuels. À Paris, par exemple, une Société suisse de secours mutuels des employés d’hôtel, originaires de la Suisse, est créée.

Le constat est que la majeure partie du personnel des hôtels dans les stations touristiques au début du XXe siècle est d’origine étrangère. Ils sont Suisses, Allemands, mais aussi Italiens dans une proportion plus faible.

La Revue de la Solidarité sociale évoque même en octobre 1911 des chiffres pour la côte d’Azur où près de 70 % des employés sont allemands, 12 % Suisses, 10 % Italiens et seulement 8 % Français.

Qu’en est-il à Gérardmer ? Les étrangers sont-ils aussi nombreux ? Tout d’abord, ce n’est pas simple de travailler sur ces employés. Ils sont saisonniers, étrangers, et très mobiles. Par conséquent, il est difficile de retrouver leur trace dans les archives et de les étudier. Toutefois, grâce aux registres d’immatriculation des étrangers conservés au sein des archives municipales de Gérardmer, nous pouvons apporter quelques éléments.

Les registres d’immatriculation sont établis en application de la loi du 8 août 1893 qui oblige les étrangers à se déclarer dans chaque commune où ils viennent travailler. Les registres gérômois ont été conservés de 1895 à 1914, ce qui est, d’un point de vue archivistique, relativement heureux.

J’ai effectué un relevé de 1895 à 1907 en ne conservant que les données de ceux qui travaillent dans l’industrie hôtelière.

Nombre d’étrangers dans l’industrie hôtelière à Gérardmer par année (1895-1907). Registres d’immatriculation des étrangers, Archives municipales de Gérardmer.

Le premier constat est que le nombre d’étrangers employés dans les hôtels gérômois est en constante augmentation sur la période 1895-1907. Sans avoir eu le temps de faire la suite des relevés, il est certain que la tendance se poursuit jusqu’en 1914. Pendant cette période, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, Gérardmer voit son industrie hôtelière se développer constamment. Année après année, les hôtels sont plus nombreux et les besoins en main-d’œuvre sont logiquement de plus en plus importants.

On voit surtout des Allemands, dont beaucoup sont Alsaciens-Lorrains (environ 77 %). Les Alsaciens-Lorrains occupent principalement des postes subalternes : femmes de chambre, sommelier, garçon de salle, etc. Le reste des employés sont Suisses (20 %) et Italiens (20 %).

Au Grand Hôtel du Lac, les Suisses sont les plus représentés avec 37 % puis les Allemands et les Italiens. L’hôtel, d’un haut standing, attire des ouvriers plus qualifiés, ce qui explique la plus forte proportion d’employés suisses dont la réputation professionnelle est excellente. L’hôtellerie suisse est à cette époque la plus perfectionnée.

Déclaration de Lorenzo Torterolo, valet de chambre à l’Hôtel du Lac.

Au Grand Hôtel et Hôtel de la Poste, la situation est tout à fait différente et nous observons une grande majorité d’employés allemands et seulement 23 % de Suisses, et à peine 10 % d’Italiens. Le directeur est, rappelons-le, Auguste Reiterhart, alsacien d’origine qui a opté en 1872, mais qui conserve visiblement des attaches fortes avec des employés alsaciens et allemands. On verra plus loin que cette importante proportion d’Allemands dans son hôtel lui jouera des tours.

Déclaration d’Émile Trautmann, sommelier à l’Hôtel de la Poste.

L’étude des nationalités des employés de l’industrie hôtelière à Gérardmer nous permet de constater que les Suisses occupent une plus grande variété de métiers. On voit que les professions les mieux représentées sont « cuisinier » et maître d’hôtel (secrétaire, secrétaire d’hôtel, directeur et maître d’hôtel). Arrivent ensuite portier, sommelier, garçon (de salle et d’hôtel), valet de chambre. Des professions au contact des touristes nécessitant des compétences solides, notamment linguistiques.

Chez les hommes italiens en revanche nous observons une plus forte représentation des laveurs et des plongeurs, deux professions subalternes qui ne sont pas au contact du public. Cela s’explique probablement par le coût de la main-d’œuvre italienne qui est plus faible.

Parmi les Italiens, on peut noter le cas exemplaire de la famille Paletto qui réussit à gravir les échelons. Ils arrivent comme sommelier et finissent par être choisis par les administrateurs de la société du Restaurant de Retournemer en 1906 pour gérer l’établissement.

Du côté des femmes, qui représentent seulement 15 % des effectifs, nous constatons que les fonctions sont quasi uniquement des postes subalternes avec une très grande majorité de femmes de chambre, quelques servantes, des cuisinières (7 %) et des lingères. On signale quand même deux sommelières et une maîtresse d’hôtel : Félicie Freymond, une Suissesse.

Déclaration de Félicie Freymond, maîtresse d’hôtel / Archives municipales de Gérardmer.

Les directeurs

Les registres d’immatriculation donnent une vue partielle de l’ensemble des employés. Beaucoup ne font pas de déclaration et un certain nombre d’anciens étrangers ont été naturalisés. Ceux que l’on peut le plus facilement suivre en dehors des registres d’immatriculation sont les directeurs et les maîtres d’hôtel.

Gérardmer saison, 10 juillet 1898 / Archives municipales de Gérardmer.

Le premier directeur du Grand Hôtel du Lac se nomme François Dominique Vincent de Majo-Durazzo, il est italien, né à Naples en 1861. Il arrive en France à une date inconnue, mais devient d’abord directeur du Grand Hôtel de la Californie à Cannes avant de prendre la tête du Grand Hôtel du Lac à Gérardmer à partir de 1893. On retrouve ce personnage par la suite en Normandie à Houlgate où il est devenu propriétaire de Grand Hôtel. À cette époque il y a deux saisons touristiques : l’hiver sur la Côte d’Azur et l’été dans les stations climatiques comme à Gérardmer. Majo-Durazzo a épousé une Alsacienne originaire d’Obernai : Marie François Thérèse Zerr. Ils se marient à Saint-Dié-des-Vosges en 1893. Durazzo est quelqu’un d’estimé que les Gérômois ont écouté et qui a marqué l’histoire du Grand Hôtel du Lac. À la fin de la saison 1899, il adresse une lettre au Comité des Promenades qui est publiée dans Gérardmer Saison, dans laquelle il fait la leçon aux Gérômois (cette lettre est par ailleurs reproduite dans le Mémorial des Vosges, le 27 septembre 1899 :

On se plaint beaucoup du manque de propreté des rues, qui ne sont ni balayées, ni arrosées. Les trottoirs, d’ailleurs, y sont en très mauvais état. Les étrangers n’osent pas toujours sortir le soir, dans la crainte de ne plus retrouver leur chemin. On éteint le gaz avant même la sortie du théâtre ! […] Ah ! si Gérardmer était exploité par les Suisses, ils sauraient en faire l’une des plus parfaites stations d’été.

Mémorial des Vosges, 27 septembre 1899, p. 3 (voir sur Gallica.bnf.fr)

En 1908, le couple est naturalisé français. Le ménage Majo-Durazzo est complètement intégré. Le fils aîné de la famille, né à Paris, est tué en mai 1918 en Belgique au cours de la Première Guerre mondiale. La fille, Cécile, née à Gérardmer s’illustrera pendant le Second conflit en rejoignant le réseau Jeanne, une organisation de renseignement du SR Air. Elle est décorée de la Légion d’honneur et de l’ordre de la Libération pour son activité de résistance5.

Déclaration d’Henri Arnold, directeur du Grand Hôtel du Lac en 1900 / Archives municipales de Gérardmer.

Les directeurs suivants sont, eux aussi, étrangers. On y retrouve par exemple :

  • Henri Arnold, né en 1864 à Zurich. Il possède également l’Hôtel des Anglais à Beaulieu-sur-Mer et avait effectué auparavant les saisons d’été aux Bains de Gurnigel.
  • Gustave Fabesch, né en 1859, autrichien, né en Pologne. Il est maître d’hôtel à Cannes, Hôtel Beau-Site. On le retrouve aussi à Paris comme directeur de l’Hôtel Continental et à Boulogne-sur-Mer au South-Eastern Hotel. Ce dernier aura été un disciple du grand César Ritz lui-même.

De manière générale, la quasi-totalité des grands hôtels en France est dirigée par des étrangers. Le plus célèbre d’entre tous est César Ritz, fondateur des hôtels Ritz. Il commence comme serveur, puis devient sommelier et maître d’hôtel. Il finit par bâtir un empire.

Au terme d’une carrière d’employés, les directeurs réussissent parfois à acheter un hôtel. C’est le cas de Durazzo qui devient, à la fin de sa vie professionnelle, propriétaire du Grand Hôtel d’Houlgate.

Guillaume Boos

Guillaume-Louis Boos est né le 23 juillet 1848 à Schwalbach en Allemagne. Arrivé en France en 1875, il a fréquenté les localités de Cannes, Nice, Menton et Bussang en qualité de maître d’hôtel. En 1879, on retrouve sa trace dans les Alpes-Maritimes, à la Turbie, un petit village sur les hauteurs de Cannes, proche de la frontière italienne. À partir de 1886, il prend la direction de l’Hôtel des sources de Bussang. Cet hôtel est une société d’action, comme le Grand Hôtel du Lac. Les propriétaires ne sont donc pas les gérants.

Dans son établissement le personnel est principalement d’origine suisse et allemande. Nous le savons, car par chance, cette année-là à Bussang, le recensement est effectué en pleine saison touristique.

Recensement de 1886 à Bussang / Archives départementales des Vosges, 6 M 626.

En 1890, il demande la naturalisation française pour lui, sa femme et ses deux filles. Il fait cette démarche, car, dit-il, il ne peut pas faire autrement pour gérer l’hôtel. En 1899, il répond à l’annonce de Defranoux et accepte la direction de l’établissement.

Ils font venir de la main-d’œuvre suisse comme à Bussang et l’on remarque même que son personnel travaille l’hiver à Antibes, dans l’établissement du mari de sa fille. Les Boos conservent la direction de l’hôtel jusqu’en 1911, Guillaume Boos meurt en 1909.

Méfiance et suspicions

Les hôteliers et leurs employés sont constamment sur la route, d’un endroit à l’autre. Cette mobilité n’est pas pour rassurer les autorités. Les hôtels sont des lieux particulièrement sensibles où les militaires peuvent côtoyer des touristes étrangers, de nations parfois ennemies, et où les employés sont parfois polyglottes… Le lieu est propice à l’espionnage, au moins dans l’imaginaire collectif.

L’esprit de revanche en toile de fond, la paranoïa saisit les journalistes et les autorités. Le climat qui règne à cette époque est parfois qualifié d’espionnite. Tout le monde voit des espions partout et tout le temps. Les archives de la sûreté du territoire reflètent bien cette ambiance délétère. Sans surprise, nous retrouvons dans les dossiers de la sûreté de la Préfecture des Vosges quelques membres de l’hôtellerie gérômoise.

L’exemple Reiterhart au Grand Hôtel et hôtel de la Poste

Le Grand Hôtel et Hôtel de la Poste est le premier établissement d’importance à Gérardmer et son propriétaire, Auguste Reiterhart, est considéré comme le pionnier de l’hôtellerie à locale. Pendant 40 ans l’hôtel s’agrandit progressivement, se modernise et participe activement à faire de Gérardmer une station touristique en vogue. Cette réussite est due en grande partie à son intelligence et à son professionnalisme, mais il reste malgré tout encore considéré comme un authentique étranger.

Les ouvriers le surnomment, parait-il, « Le Suisse ». Son cas prête tellement à suspicions que les services de sûreté du territoire s’intéressent à lui en 1889.

Conservé aux Archives départementales des Vosges, dans la série 4 M, son dossier de suspect nous donne des précisions intéressantes sur son établissement et sur la manière dont il est perçu par les autorités et les gérômois. Il est d’emblée indiqué que si Reiterhart a opté, c’est plutôt pour ses intérêts que par patriotisme. Le ton est donné.

« Les étrangers et les Allemands en particulier, descendent chez lui, parce qu’ils sont certains de ne pas être connus et d’être en sûreté et qu’ils ne seront pas désignés à la police comme étrangers, ils s’inscrivent toujours sous un pseudonyme. Il cache tout à la police et à la gendarmerie, il ne veut leur donner aucun renseignement, et l’on ne peut en obtenir, car tout son personnel est alsacien, vrais Allemands, et dont la presque totalité a fait du service militaire en Prusse. Il a en horreur l’ouvrier français. La majeure partie de la population de Gérardmer est outrée de ces indignités, dans la classe ouvrière on le dénomme : Le Suisse » […]
Je ne l’ai jamais, ni d’autres non plus, entendu dire un mot de bien pour la France, quand il parle c’est presque avec mépris.
En cas de guerre, il est bien possible qu’un centre d’espionnage allemand aurait son quartier général chez lui. Ces individus seraient installés comme touristes ou comme garçons d’hôtel et certains de ne pas être dénoncés par Reiterhart (dire de la rumeur publique).

Rapport du commissaire Bournique du 2 septembre 1889. Archives départementales des Vosges, 4 M 388.

Le commissaire Bournique n’y va pas avec le dos de la cuillère et se montre d’une extrême méfiance vis-à-vis de l’hôtelier. Gérardmer accueille un grand nombre de touristes parmi lesquels peuvent se glisser des espions allemands. La ville est aussi très proche de la frontière allemande et abrite le 152e régiment d’infanterie. Tout est donc réuni pour aiguiser la méfiance des services de police. Les employés de l’hôtellerie, côtoyant beaucoup de monde et notamment certains officiers, peuvent être de remarquables indicateurs pour les services de renseignements ennemis.

Dans son rapport, le commissaire Bournique nous indique aussi que la plupart des employés de Reiterhart sont allemands, comme nous avons pu le constater en consultant les registres d’immatriculation des étrangers.

Le premier garçon d’hôtel de Reiterhart est aussi sous surveillance. Il s’agit d’Auguste Régin dit Albert. C’est un saisonnier habituel, il y vient tous les étés depuis 1885. Auguste Régin est né à Obernai le 27 septembre 1855. Il n’a pas opté pour la nationalité française et est donc resté allemand. La fiche signalétique nous indique qu’il ne quitte pas l’hôtel, mais qu’il chercherait à tirer parti des conversations des nombreux militaires qui y séjournent. Comme son patron, Auguste Régin ne jouit pas de l’estime publique à Gérardmer, il est considéré comme sournois et méchant. On ne sait pas le fin mot de l’histoire. Régin était-il un véritable espion allemand ? Personne ne peut le savoir. Il est mis à la porte par Reiterhart à la fin de la saison 1891 et trouve un nouveau poste à l’hôtel Defranoux, au col de la Schlucht, côté français. Il ne fait plus parler de lui.

Ces deux exemples en disent long sur l’ambiance et la suspicion qui régnait dans les salons des hôtels gérômois.

Cette ambiance que l’on a nommée « espionnite » est généralisée et n’est pas uniquement une spécificité gérômoise. La figure du garçon d’hôtel espion, du maître d’hôtel espion revient régulièrement dans les représentations, mais aussi dans les faits divers de l’époque. La défiance vis-à-vis des étrangers de l’hôtellerie va aller grandissante jusqu’en 1914.

Le Rire, journal humoristique, 2 septembre 1918. (voir sur Gallica.bnf.fr)

Pendant la guerre, la présence de ces étrangers, a fortiori s’ils sont allemands ou autrichiens, devient impensable et intolérable pour tous les acteurs du tourisme. Entre 1915 et 1917, la question du tourisme est débattue dans les revues spécialisées. Une série de textes, de différents acteurs du tourisme (Touring-Club, syndicats hôteliers, etc.) mettent en avant l’idée d’épurer les hôtels des employés « Austro-Allemand ». Abel Ballif, figure tutélaire du tourisme en France et président du Touring-Club de France, signe dans la revue mensuelle de l’association, un texte intitulé « Le Mur » dans lequel il appelle à former un mur entre les Allemands et nous. Il faut, dit-il, interdire à tout Allemand de posséder, de commercer, de s’établir en France.

Revue mensuelle du Touring Club de France, septembre-octobre 1916. (voir sur Gallica.bnf.fr)

Pour réussir cette « épuration », tout le monde s’accorde pour mettre en place une formation professionnelle en France. Comme nous l’avions évoqué, cette formation professionnelle n’existe pas et cette solution apparait comme l’unique moyen pour remplacer les étrangers dans les hôtels.

Former les jeunes Français aux métiers de l’hôtellerie

En 1909, une idée d’école hôtelière semble émerger en France. Le Syndicat général de l’Industrie hôtelière plaide en faveur de la création d’une école hôtelière. Dès 1911, à Aix-les-Bains, l’école primaire supérieure de garçons se dote d’une section hôtelière. Cette entreprise est financée par le Syndicat des hôteliers de la ville et par deux élus locaux : le sénateur Perrier et Théodore Reinach, député de la Savoie. Ce dernier est d’ailleurs un villégiateur reconnu à Gérardmer. L’idée est bien de former un personnel apte aux fonctions les plus rémunératrices ; lesquels emplois sont occupés actuellement par des employés étrangers6.

En 1911, le ministre du Commerce demande à Jean Séguiniol de partir faire le tour de l’Europe des écoles hôtelières pour en tirer des enseignements. Les conclusions du rapport sont claires :

« À l’heure actuelle, on trouve dans tous les grands hôtels, dans les emplois les mieux rémunérés, des Suisses et des Allemands ; ils sont choisis de préférence, à raison même de l’instruction complète qu’ils ont pu recueillir dans leur pays d’origine et viennent ainsi prendre chez nous des places que des Français devraient seuls occuper. Si la France doit chercher à attirer des étrangers, c’est uniquement comme visiteurs. »

D’après l’auteur du rapport, les hôteliers eux-mêmes ne sont pas tous favorables à la création de ces écoles en France. Ces derniers craignent de naître des jalousies et des difficultés entre ceux qui sortiraient des écoles et les autres membres de la corporation.

Dans les Vosges, à la veille de la Grande Guerre, les membres de l’Union syndicale des hôteliers vosgiens ne sont pas réfractaires au changement. Ils appellent de leurs vœux la création d’écoles hôtelières :

« Aujourd’hui, l’électricité, la vapeur, la force motrice sous toutes ses formes, ont transformé même les plus petits de nos hôtels en de véritables usines dont la mise en marche et la surveillance exigent des études spéciales. Voilà pourquoi nous demandons la création d’écoles hôtelières où nos futurs successeurs apprendront le maniement des divers organes qui constituent les hôtels actuels. »7

À Gérardmer, une section hôtelière est créée en novembre 1915 en même temps que 8 autres sections similaires en France. En 1916, Abel Ballif, le président du Touring-Club, ne se contente pas d’une simple section hôtelière dans une école primaire supérieure. Il propose tout un système d’enseignement professionnel, inspiré des enseignements dispensés en Suisse, en Autriche et en Allemagne. L’objectif premier est avant tout d’épurer l’industrie hôtelière : « L’hôtellerie, en effet, ne deviendra réellement française – ce qu’il faut qu’elle soit – que du jour où tous ses dirigeants, tout son personnel, du plus petit employé au plus grand, seront eux-mêmes entièrement Français.»8

Conclusion

L’histoire du tourisme dans les Hautes-Vosges c’est bien sûr l’histoire des touristes, mais on l’a vu c’est aussi une histoire industrielle. L’industrie touristique dans les Vosges s’est développée après les autres grandes régions touristiques (la Suisse, la Côte d’Azur), mais on voit bien qu’elle ne sait pas faite toute seule. Les investisseurs vosgiens, Adolphe Garnier en tête, sont allés chercher des savoir-faire en Suisse, en Allemagne, en Italie : notamment pour le poste capital de directeur d’hôtel. Mais on voit aussi que dans l’ombre des directeurs, il y avait toute une nuée d’employés étrangers. Ces étrangers ont aussi, par le ressentiment et la méfiance qu’ils ont suscité avant et après la Grande Guerre, entraînés de profonds changement dans l’organisation de l’hôtellerie française. La création de la formation professionnelle française en hôtellerie est héritière de cette histoire.

Les données

Curieux ? N’hésitez pas à télécharger les données des déclarations d’étrangers de l’industrie hôtellière à Gérardmer (1895-1907) :

Sources

  1. Bulletin de l’enseignement technique, Paris, Vuibert et Nony éditeurs, tome 14, année 1911, p. 47. Voir en ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k122722t ↩︎
  2. Degen, Bernard: « Union Helvetia », dans Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 28.01.2013, traduit de l’allemand. Voir en ligne : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/041726/2013-01-28/, consulté le 21.11.2020 ↩︎
  3. Bulletin de l’enseignement technique, Paris, Vuibert et Nony éditeurs, tome 14, année 1911, p. 50. Voir en ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k122722t ↩︎
  4. Sur les bureaux de placement de l’industrie hôtelière voir : L’Employé d’Hôtel, « Enquête sur le placement à Paris depuis la promulgation de la loi du 14 mars 1904 » août 1907, page 2. ↩︎
  5. Voir notamment sur le site du Service historique de la Défense : https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/arkotheque/client/mdh/medailles_resistance/detail_fiche.php?ref=3319276&debut=0 ↩︎
  6. Revue mensuelle du Touring-club de France, octobre 1911. Voir en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65144966/f13 ↩︎
  7. L’Est républicain, 5 juin 1914. Voir en ligne : https://kiosque.limedia.fr/ark:/31124/d6xn79lt13chfz55/p1 ↩︎
  8. Revue du Touring-Club de France, juillet 1916. Voir en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65123181/f4 ↩︎

Par Simon REMY

Archiviste, spécialiste de l'histoire du tourisme et du sport dans les Vosges.

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